mardi 3 décembre 2024

Notre Raymond Waydelich

L’homme qui aimait John Wayne, Max Ernst, Lydia Jakob, Sainte Rita, Tomi Ungerer, la pêche et la saucisse à tartiner, nous a quittés cet été. Avec lui est parti un artiste majeur.

Tout en Raymond Waydelich respirait l’Alsace. Tout en lui respirait aussi l’Allemagne, la Suisse et le monde. Son art, réalisé dans sa maison à colombages de Hindisheim, est sans frontière. L’artiste se nourrissait du passé pour mieux nous restituer le présent et nous rendre archéologues du futur. Il était un agitateur joyeux, un prince de la dérision et un semeur de traits d’union.

Je me trouvais à Venise lorsque j’ai appris son décès au mois d’août. À peine arrivée dans la ville à la beauté surannée, j’ai pensé à lui, car je savais qu’il y fut artiste invité à la Biennale, prestigieuse manifestation d’art contemporain, en 1978, un honneur que seul un autre Alsacien, Hans Arp, vécut vingt ans avant lui. Avec « L’homme de Frédenhof », Raymond révélait déjà sa joie à raconter le temps, à faire du saute-mouton dans le passé et le futur, à secouer les consciences. Il montrait déjà sa capacité à exceller en dessins, gravures, peintures, sculptures, assemblages, boîtes reliquaires, collages, photos et découpes d’acier. Sans oublier le bois, matériau noble de son enfance que son père travaillait dans l’ébénisterie familiale de la Meinau.

J’ai découvert le cursus de Raymond Waydelich lors de la préparation de l’émission télévisée Sür un siess en 1994. Je connaissais son aptitude aux farces et à la dérision. Lorsque je lui ai demandé de me fournir quelques photos le montrant enfant avec ses parents et ses grands-parents, il en apporta sur lesquelles il avait remplacé le visage par des têtes de singes et de perroquets. Ce qui le fit rire à gorge déployée, ou sourire avec l’air canaille du garnement qui a réussi son coup. À la fin de l’émission, Raymond dégaina une bombe à chantilly et posa sur mon chignon une montagne mousseuse et sucrée. Il ignorait qu’il serait l’arroseur arrosé, et que le maître pâtissier strasbourgeois Christophe Meyer lui verserait une bassine de sucre semoule sur la tête.

J’ai aussi pris conscience lors de la préparation de cette émission combien Raymond était un être bienveillant, incapable de dire une phrase qui égratignerait l’autre. Je ne l’ai jamais entendu critiquer qui que ce soit dans ce Landerneau où la langue acérée constitue souvent un exercice d’hygiène. Il s’intéressait à chaque humain, si bien que le temps avec lui devenait élastique.

Avec Raymond Waydelich le 18 octobre 2010 pour le lancement du livre de Jacques-Louis Delpal, Au fil du Rhin (La Nuée Bleue) sur un bateau CroisiEurope. / ©S.Morgenthaler

Depuis 2007, je le rencontrais régulièrement par l’entremise du Cercle de l’Ordre des arts et lettres, créé par le photographe et éditeur François Nussbaumer cette année-là. Nous nous retrouvions pour des découvertes d’expositions et de lieux, suivies d’un repas. Raymond se faisait une joie et un honneur d’être présent à ces rendez-vous. Il venait avec le ruban et l’insigne de commandeur autour du cou. Et souvent il nous vilipendait, car nous n’arborions pas la décoration or et émeraude. Lorsque je fus promue Officier des arts et des lettres, j’ai organisé une fête sur la terrasse de l’Art-café, au-dessus du musée d’Art moderne de Strasbourg. C’était par un soir de septembre 2012 au soleil si chaleureux qu’il rendait dorée la cathédrale. Raymond ne pouvait être présent. Il m’a retourné l’invitation, en la transformant en œuvre unique, y dessinant ce craquant animal qui tient du loup, du crocodile, du cerf et du cochon, et auquel il fait dire : « I love you ».

Le musée Unterlinden a consacré une remarquable exposition à Raymond Waydelich en 2010 sous l’égide de la conservatrice d’alors, aujourd’hui directrice des musées de Dijon, Frédérique Goerig-Hergott, qui a fait entrer diverses œuvres de l’artiste dans la collection du musée. Elle lui a d’ailleurs rendu, en la cathédrale de Strasbourg, un hommage de haute et belle tenue, nourri d’affection et d’admiration, lors des obsèques le 19 août dernier qui furent célébrées et chantées avec charisme par l’archiprêtre Didier Muntzinger, devant un parterre transfrontalier issu en grande partie du monde des arts et aussi de l’hôtellerie et de la restauration.

Raymond l’expansif était aussi discret et d’une grande humilité. Lors de la visite en groupe, à l’initiative du Cercle des arts et lettres, de l’exposition de 2010 au musée Unterlinden qui lui était consacrée, il restait légèrement en retrait comme un enfant étonné d’être ainsi exposé au monde. Comme tout artiste, il était porté par le doute, qui fait certes avancer, mais questionne immanquablement tout créateur sur la légitimité et l’imposture. Lorsqu’on lui faisait un compliment, il disait qu’il n’était qu’un autodidacte. Mais n’est-ce pas la plus belle réussite que de récolter en inlassable apprenti les graines de son tréfonds pour les restituer en œuvres ?

Le dessin et la personnalisation de Raymond Waydelich de mon invitation devenue œuvre unique. / ©S.M.

Le Colmarien Rémy Bucciali, l’un des derniers grands graveurs artistiques d’Europe, a envoyé ce message aux membres du Cercle des arts et des lettres dont il est l’actuel président : «Je suis personnellement bouleversé par la disparition de Raymond Waydelich, ayant eu le bonheur d’être son éditeur et imprimeur pendant quarante ans. C’était une grande figure de notre association, qui anima nos visites et nos dîners de sa verve et de sa faconde inimitable. C’est un immense artiste qui disparaît. À travers son œuvre syncrétique et profondément humaniste, il nous convia à des voyages à travers le monde, de la Namibie à l’Égypte en passant par la Crête. C’était un homme d’une exceptionnelle générosité envers tous et toutes et de la communauté des arts et des artistes en particulier. Son œuvre protéiforme lui survivra sans nul doute».

Survivra peut-être aussi dans nos mémoires sa manière affectueuse de désigner les femmes qu’il appréciait par ces termes : « àlti Ràtt » (vieille ratte) ou « wìldi Kàtz » (chatte sauvage). Sans les offusquer, car Raymond détenait aussi les clefs de la délicatesse.

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