Le 19 août 1943, Philippe Husser, qui vit à Sundhoffen près de Colmar, note dans son journal que « Franck a réussi son baccalauréat ». J’habite Talence dans la banlieue de Bordeaux et c’est là que je rencontre Franck Ténot. Son père a réussi à y être nommé directeur de l’école de promotion sociale pour fuir l’arrivée des Allemands en Alsace. Franck a un an de plus que moi, il me fait écouter une musique américaine, le jazz.
Il me parle surtout de son grand-père qui a préféré rester en Alsace à Sundhoffen ou dans leur petit appartement au 27, rue de l’Horticulture à Mulhouse. « Il fait avec les occupants, me dit-il, et tous les soirs, il raconte la vie quotidienne de son petit coin d’Alsace dans des cahiers d’écoliers ». Philippe Husser vit entre les livres de sa bibliothèque et les ressources de débrouillardise familiales pour ne pas avoir faim, comme les mûres et le pissenlit ramenés des promenades. Le 8 septembre, il note que des bombes terroristes anglo-américaines sont tombées sur Mannheim et Ludwigshafen, et que Strasbourg aussi subit de dures épreuves. Le 2 octobre, Germaine leur apporte du raisin, du beurre, une bouteille de vin, du fromage blanc, du miel. Le 14 décembre, ce sont des biscuits secs et un petit faisan.
Il écrit qu’il attend que la paix revienne sur terre. La grippe ne le quitte plus, sa main tremble et la vie pendant la guerre n’est plus supportable pour les vieux qui aiment bien être tranquilles. Le 7 août 1944, l’appartement de Mulhouse est touché de plein fouet par une bombe, on ramène les meubles en camion à Sundhoffen.
Je resterai longtemps ami avec Franck et un de ses complices, le photographe Daniel Filipacchi. Quand j’allais à Paris, je dormais chez eux. Je voulais faire de la télévision, eux ont fait de la radio sur Europe 1. Leur émission, « SLC salut les copains » avait beaucoup de succès. Dans les coulisses j’ai rencontré une animatrice américaine, Cindy, et des chanteurs, les Chats Sauvages, Richard Anthony, Antoine, Sylvie Vartan et Johnny Hallyday. J’ai demandé un soir à Franck s’il avait la nostalgie de l’Alsace, il m’a répondu « va voir Michel Lancelot, il prépare une nouvelle émission de radio, Campus, avec lui tu iras au bout du monde, bien loin de ton Alsace ! ». Aujourd’hui, je peux dire que ce furent parmi les plus belles années de ma vie.
Journal d’un instituteur alsacien, Philippe Husser, 1989, Hachette.
Ambroise Perrin