C‘était en mars 2001. J’étais entrée en contact avec lui par le biais de son neveu François Haubtmann, photographe et réalisateur de films dans l’évènementiel à Strasbourg. Je souhaitais écrire un article sur ce chef né en 1919, fils d’un boucher obernois. Il avait préféré ne pas reprendre l’entreprise familiale, car, de nature très frileuse, il ne se voyait pas passer du temps dans la chambre froide. Il quitta donc l’Alsace en 1947, pour la Virginie, pour ouvrir un restaurant nommé Équinox situé à Washington non loin de la Maison-Blanche, puis en créant L’Auberge Chez François, toujours en Virginie, à une vingtaine de kilomètres de Washington dans le comté très aisé du Fairfax.
Dans cette auberge, les serveurs portent des gilets rouges, les nappes sont alsaciennes, ainsi que les rideaux, les tableaux, les cuivres et les moules à kugelhof. Les marqueteries sont de Spindler et représentent Obernai. À 82 ans, François continuait à assurer en cuisine où il dirigeait les équipes à la manière d’un colonel, en dépit de sa petite et frêle taille. Comme j’avais prévu de me rendre à New York fin mars avec deux proches et le chef du Rosenmeer Hubert Maetz, j’ai proposé de faire un crochet par la Virginie le 29 mars 2001 pour le rencontrer. « Ok », m’a dit François. « Envoyez-moi rapidement la photocopie de vos cartes d’identité. Mon restaurant est resté fermé pendant six mois à cause d’un incendie. Le voilà redevenu comme avant. Je profiterai de votre venue pour le rouvrir ce jour-là ».
Lorsque le train de New York, via Philadelphie et Baltimore, est entré en gare de Washington le jeudi 29 mars 2001 à 11 heures, François nous attendait avec Jacques, l’un de ses trois fils, et sa Lincoln blanche. À 82 ans, il n’aimait toujours pas qu’on lui désobéisse. Il voulait nous faire déjeuner dans son ancien restaurant de Washington, Équinox, en précisant que nous n’aurions que peu de temps : « Nous avons rendez-vous à 13 h30 », avait-il dit, avec un air mystérieux sans nous en dire plus sur la destination. Après le repas nous avons marché quelques mètres, nous avons longé par l’arrière la grille noire d’une grande demeure, en fait, la Maison-Blanche, que nous approchions par l’East Executive Avenue. Nous avons avancé vers une guérite. Un garde en uniforme y était posté, avec, à ses côtés, un homme au visage jovial en toque et en tablier blanc.
– Je vous présente mon ami Roland, c’est le chef pâtissier de la Maison-Blanche. Il sera notre guide.
– Venez ! a dit Roland Mesnier.
Le garde me rendit mon sac à dos qu’il venait d’inspecter. François m’enfila un badge autour du cou. Nous sommes entrés à la Maison-Blanche. Roland Mesnier, un Franc-comtois, y était executive pastry chef, chef pâtissier depuis 20 ans. C’est dire s’il connaissait les lieux et les hommes qui y gravitaient. Il avait servi 5 présidents : Carter, Reagan, Bush, Clinton et Bush junior.
Au rez-de-chaussée, Roland Mesnier nous emmena dans le salon ovale, belle salle de réception nommée Diplomatic reception room, reconnaissable entre toutes avec ses «vues de l’Amérique du Nord », ces panoramiques de papier peint, que Jackie Kennedy avait dénichés chez un antiquaire. Ils provenaient des établissements Zuber à Rixheim, sur lesquels j’avais fait une émission dix ans plus tôt. Le chef pâtissier, adulé du personnel, nous fit visiter le China room qui comportait en ses vastes vitrines la vaisselle offerte aux présidents lors de leurs voyages officiels. Puis vinrent le State dining room, le Blue Room, la salle à manger bleue, la préférée d’Hillary Clinton, le Red room, et enfin, l’East room, qui est la plus grande salle à manger, tout en blanc avec des rideaux couleur or. Il nous montra aussi la salle de cinéma privée du président, en ajoutant : « Là- bas, c’est le bureau ovale, on ne peut pas y entrer. Georges W. Bush s’y trouve avec Gerhard Schröder. Mais venez dans ma pâtisserie, nous allons manger leur dessert, enfin ce qui reste. Je prévois toujours plus grand ».
Le dessert du jour prévu pour le président Bush et le chancelier Schröder fut fort bon : macarons au citron, sablés recouverts d’un glaçage au chocolat, sablés à la groseille et cookie moelleux. « Ouvrons une bouteille de champagne ! C’est un honneur de vous revoir, François », a dit Roland Mesnier. Le chef de la Maison-Blanche, Walter S.Scheib, également présent, était impressionné de revoir François Haeringer, un maître et un modèle pour lui. Notre guide en toque blanche nous emmena au sous-sol, là où se trouve la piscine du président américain, puis dans la salle de bowling et, pour finir dans l’atelier floral. Dehors, les magnolias étaient en fleurs. Des parterres de pensées bleues leur donnaient la réplique. C’est là, dans ce jardin conçu par Jackie Kennedy, que nous nous sommes dit au revoir.
Être entrée si simplement à la Maison-Blanche était tout bonnement incroyable.
– Faut que je me pince, François, merci pour cette surprise !
– Pas de bla bla, s’il vous plaît, a-t-il rétorqué. Filons à Great Falls. Mes 80 employés nous attendent pour la réouverture du restaurant. Il ajouta : « C’est moi qui commande ». Ich fiehr ‘s Kommàndo. Il ne serait venu à aucun d’entre nous l’idée de ne pas obtempérer.
Des rêves américains
Le légendaire restaurant alsacien de Great Falls, L’Auberge Chez François existe à l’identique, dirigé depuis le décès de François Haeringer en 2010, par son fils Jacques, personnalité culinaire novatrice d’Amérique, spécialisé dans la réinterprétation de la cuisine alsacienne et les accords mets-vins. Auteur de livres, il est également médiatisé outre-Atlantique par ses cours de gastronomie et sa présentation d’émissions télévisées.
Le site du restaurant L’auberge chez François : www.laubergechezfrancois.com/jacques-brasserie
Le site du chef Jacques Haeringer : www.chefjacques.com