La trahison
Voici quelques paroles significatives d’Albert Schweitzer : « Je souffris beaucoup du fait que les garçons du village ne me considéraient pas comme un des leurs. J’étais pour eux l’enfant de Monsieur le Pasteur et moi-même un petit Monsieur ».
En réaction, il a voulu ressembler aux camarades de l’école du village, que ce soit par ses tenues vestimentaires ou par ses occupations. Pour tenter d’atteindre ce mimétisme de classe, il n’hésitait pas d’être parfois rebelle avec ses parents. Cela lui a valu d’être enfermé à la cave ou au grenier. Et pourtant cela ne suffisait pas pour qu’il soit comme tout le monde. Il l’a dit : « Je demeurais à leurs yeux un garçon d’une autre espèce, un garçon qui avait une vie meilleure que la leur ».
Voici ce qu’il a vécu à l’âge de 7 ans. Une nouvelle institutrice vient d’arriver à l’école de Gunsbach. Alors qu’il garde les vaches avec son meilleur ami, il applique à cette femme le vocable d’« avorton », sans vraiment connaître le sens de ce mot, mais recommande à son camarade de n’en parler à personne. Vous devinez la suite… La langue ne fut pas tenue. L’enseignante n’a pas compris à quoi cela rimait. Pour le petit Albert ce fut autre chose… quarante-cinq ans après, il a encore écrit des phrases douloureuses à ce sujet : « Je fus trahi par mon ami. Il me fallut des semaines pour retrouver mon équilibre. La vie s’était révélée à moi. Je portais la plaie douloureuse qu’elle nous inflige à tous, et qu’elle ne cesse de maintenir ouverte par des coups toujours renouvelés ».
C’était en 1927. À l’époque, le neuropsychiatre Boris Cyrulnik n’était pas né et les premières approches de la résilience ne seront formulées qu’une quinzaine d’années plus tard. Albert Schweitzer, lui, avait déjà compris que la responsabilité de chaque être humain est de transformer chaque larme aigre de souffrance et de tristesse en larme douce et apaisante d’espoir et d’espérance. Il dira d’ailleurs : « À une époque où la violence, sous le masque du mensonge, occupe, plus menaçante que jamais le trône du monde, je n’en reste pas moins convaincu que la vérité, l’amour, l’esprit pacifique, la douceur, la bonté, sont des forces supérieures à toute force ».
Francis Guthleben publie cet automne Albert Schweitzer intime aux éditions AISL. L’ouvrage regroupe cent témoignages sur le Prix Nobel de la Paix recueillis dans le monde entier.
Chronique rédigée par Francis Guthleben