Je réalisais qu’il était temps que j’exprime ma passion jamais avouée pour ce héros de BD, que je retrouvais chaque semaine dans le magazine Femmes d’aujourd’hui. Cela se passait dans les années 60. Maman rapportait chaque jeudi, jour de marché à Saverne, cet hebdomadaire féminin belge, qui est toujours d’actualité, mais qui, de nos jours, est très éloigné de son tirage hebdomadaire exceptionnel d’alors de près d’1,5 million d’exemplaires !
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Il contenait des patrons qui permettaient de réaliser des habits, et des articles concernant la maison, les travaux d’aiguille, les loisirs et la santé, ainsi qu’une chronique intitulée « Moi le mari » dans laquelle un homme moderne exprimait avec conciliation comment surmonter ou éviter les frictions de couple.
L’intelligence du magazine était de réserver deux pages aux enfants par des BD publiées par page et que nous attendions avec appétence. La page 2 était consacrée aux petits avec les aventures d’un chat et d’une souris nommés « Moustache et Trottinette »
ou celles de « Trompette l’éléphant ».
L’avant-dernière page était celle qui mettait en scène les exploits de Bob Morane. Je dévorais ces pages sans me questionner, sans réaliser qu’un auteur et une main humaine se trouvaient derrière elles. Je n’y réfléchissais pas, tant ces aventures me semblaient entrer naturellement dans notre maison. Contrairement à Jean-Luc Heimburger, je n’ai pas eu de BD, ni de livre de poche sur Bob Morane. Si Bob Morane m’a tant marquée, c’est uniquement par le biais de ces parutions dans Femmes d’aujourd’hui, au rythme d’une page par semaine, avec le cœur en suspension dans l’attente de la suivante. Son auteur s’appelle Henri Vernes. Ce romancier belge avait fait paraître les aventures de Bob Morane en romans dans les années 50. C’est sur la demande, à partir de 1959, du magazine que ces livres devinrent des BD.
Bob Morane est un aventurier grand et athlétique, un justicier qui est aussi le pilote d’avion le plus décoré de France. Orphelin de père et de mère, il a été élevé par une tante bretonne. Ingénieur issu de l’École polytechnique, âgé de 33 ans, avec les cheveux coupés à la brosse, il est bel homme. Ce lieutenant-colonel pratique plusieurs langues et est rompu à toutes les techniques de combat. Sa bravoure m‘éblouissait, mais aussi le fait qu’il était nyctalope, c’est-à-dire qu’il voyait dans la pénombre, ce qui est un avantage évident pour déjouer des pièges. Séducteur, il s’affichait avec de jolies femmes et risquait sa vie pour les sauver. Il devait être riche, car, entre deux missions, il vivait dans un appartement cossu à Paris, qu’il avait décoré avec goût d’objets rapportés de ses aventures du bout du monde. Bob Morane n’agissait pas seul. Il avait un acolyte nommé Bill Balantine, un Écossais roux, un géant qui avait la trentaine comme Bob Morane, qui me faisait rire avec sa façon argotique de s’exprimer. Il était propriétaire d’un château en Écosse, d’une distillerie de whisky à Édimbourg et d’un élevage de poulets que d’autres dirigeaient à sa place lorsqu’il partait en mission avec son ami Bob. Bien que réputé invincible, Bob Morane devait lutter contre des ennemis, dont l’affreux Roman Orgonetz, « au nez énorme, pareil à une grosse limace rose », et Miss Ylang-Ylang, une belle Eurasienne, très dangereuse, dont Bob Morane était secrètement amoureux. Que de peurs n’ai-je eues à l’idée qu’elle l’attirerait dans ses pièges !
Bob Morane continue de nos jours à exister en BD. Henri Vernes a publié 229 romans, qui furent illustrés par une dizaine d’illustrateurs différents et publiés par diverses maisons d’édition. Bob et Bill ont nourri mon imaginaire. Ils restent présents avec force dans ma mémoire. Il a suffi d’une phrase de Jean-Luc Heimburger pour que ces souvenirs affleurent, avec certains détails que je pensais avoir oubliés, par exemple celui-ci : quand Bob est dans l’embarras et se casse la tête pour trouver une solution, il a pour habitude de passer et repasser sa main dans ses cheveux drus. Cela n’a l’air de rien. Mais pour moi, dans mon imagination d’enfant et mon attirance pour les mots, cela voulait dire beaucoup.