mardi 22 avril 2025
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Il y a 20 ans – La photo de Frantisek Zvardon

J’ai côtoyé Frantisek Zvardon pendant plus d’une trentaine d’années, dès lors qu’il s’est installé en Alsace après avoir fui la Tchécoslovaquie. Ce photographe de génie, infatigable globe-trotter, aimait faire rêver avec ses photos de paysages, de visages, d’atmosphères rurales et urbaines. Nous avons fomenté dans l’enthousiasme quelques projets que le destin ne nous a pas permis de réaliser. A sa mort, le 21 novembre dernier, j’ai réalisé que nous n’avions collaboré que pour une seule photo que voici.

La photo fut faite le 14 septembre 2005. C’était un mercredi. Les vendanges n’avaient pas commencé et pourtant les vignes s’animaient. Je roulais à travers le vignoble vers la cave d’Ingersheim où j’avais rendez-vous avec Frantisek, avec Hubert Maetz et avec les 12 artistes qui avaient illustré le livre Sür un siess, prévu pour paraitre l’année suivante à La Nuée Bleue. Sans oublier Jean-Marie Lang, le coordonnateur et maître d’œuvre du projet. L’ouvrage réunissait 500 recettes de la série télévisée que je produisais et présentais avec Hubert Maetz, le chef du Rosenmeer à Rosheim.

J’avais applaudi à l’idée de Bernard Reumaux, éditeur de ce livre, de le faire illustrer par des artistes. Il en parla à Jean-Marie Lang qui les a aisément fédérés. Le projet se mit rapidement en route grâce à lui. Les 12 artistes présents dans ce livre, dont il fut le lien, le connaissaient tous car ils soutenaient son association « L’art au-delà du regard» – toujours très active aujourd’hui – qui a pour vocation l’accession de non-voyants et malvoyants aux émotions de la découverte de l’art, de la nature et de la culture.

Bernard Reumaux, journaliste, auteur, éditeur depuis 1979 (d’environ 700 livres publiés), président de l’Académie d’Alsace des Sciences, Lettres et Arts, photographié en avril 2024 par Yuko Katsutani.
©dr

Bernard Reumaux avait rapidement senti le talent de Frantisek en lui confiant divers projets (dont le remarquable livre Les Alsaciens – Quand l’art du costume révèle l’âme du peuple avec des textes de Marc Grodwohl). Cette photo de groupe, qu’il avait oubliée, l’a ému et a fait émerger en sa mémoire des moments forts. 2005 et autour, c’est l’apogée de l’incroyable alchimie Éditions La Nuée Bleue / Les Saisons d’Alsace / Les Rencontres de Strasbourg, carrefour et creuset des plus belles énergies, des idées nouvelles, des camaraderies aussi heureuses et fécondes que parfois improbables, dit-il, ajoutant : Je pense à la magnifique rencontre René Ehni – Abd Al Malik (que nous avions emmenés au festival de poésie d’Alexandrie) ou à Marjane Satrapi illustrant une rencontre sur « Demain, la guerre ? » au TNS. L’Alsace s’en portait mieux, loin des « replis » et des frustrations. Les alsatiques ont profité à plein de cet appel d’air, il redevenait « chic » d’écrire et publier en alsacien, les méthodes innovantes d’apprentissage du dialecte cartonnaient (la série « Wie geht’s ? » du duo Matzen/Daul), sans oublier le cultissime Ciel, mon mari est muté en Alsace de Laurence Winter. Alors, était-il envisageable d’illustrer classiquement le nouvel opus de recettes de Simone et Hubert ? Il y avait toute une génération d’artistes imprégnés d’Alsace et gourmands, ouverts à des expressions innovantes, séduisantes ; la plupart se connaissaient, s’appréciaient ; il y avait un fédérateur, la Cave d’Ingersheim et Jean-Marie Lang. Alors, l’idée est venue toute seule, toute simple : pour enchanter « Sür un Siess » dans un livre unique, il suffirait de réunir l’art de la table, l’art d’une langue et l’art des artistes. »

Jean-Marie Lang aime lier l’art contemporain à des projets culturels et sociaux qui s’autofinancent. Lauréat de la fondation Alsace, il a aussi obtenu le premier prix du Mécénat culturel européen car il mène une saine bataille pour développer le mécénat dont il dit que c’est la « seule issue possible pour sortir de l’égoïsme, s’ouvrir vers les autres et redonner une cohésion interne à l’entreprise ». Tout en dirigeant la cave vinicole de Ribeauvillé jusqu’en 2004, il était aussi le délégué régional d’Admical, une association dont l’objectif est de développer le mécénat d’entreprise, fondée en 1979 par Jacques Rigaud, futur PDG de RTL. Durant l’été 2005, alors que je travaillais assidûment à ce livre, je savais que des artistes se penchaient sur lui comme des fées sur un berceau pour rendre sa naissance plus belle. J’ignorais quelle spécialité avait été choisie par chaque artiste. Je savais que je découvrirai en bloc toutes ces œuvres venant de Pierre Gangloff, Annie Greiner, Sylvie Lander, Bernard Latuner, Christophe Meyer, Pascal Henri Poirot, Jean Remlinger, Yves Siffer, Dan Steffan, France Siptrott, Raymond-Emile Waydelich et Anne Wicky.

Le livre, « Sür un siess, 500 recettes d’Alsace et d’ailleurs », aujourd’hui épuisé, contient l’intégrale de dix années de la série télévisée, à savoir 500 recettes alsaciennes et traditionnelles, classiques ou exotiques, fantaisistes ou familiales, qui parlent d’une Alsace bien enracinée mais aussi curieuse de toutes les saveurs du monde. Il a paru à La Nuée Bleue en 2006, deux ans avant la suppression de la série télévisée. Il fut récompensé par le « Grand Prix de l’Académie Nationale de Cuisine » en janvier 2007. La photo de couverture est de Martin Bernhart.
©S.Morgenthaler

J’attendais ce rendez-vous à la cave Jean Geiler d’Ingersheim avec une joie mêlée de curiosité. Son directeur, Pascal Keller, nous accueillit. Hubert et moi retrouvions ces artistes nous montrant leurs créations, nous parlant de leurs vies rythmées par des peintures à l’huile, à l’acrylique ou à la tempera, des sculptures, des peintures sous-verre ou des aquarelles, des expositions et des voyages. Et je vis leurs œuvres, étalées sur plusieurs tables et qui allaient partir comme des petit pains, vendues aux enchères le soir même. J’aimais que ce livre, somme de plus de dix ans de travail, répercute cette énergie, mêlant des êtres, des saveurs, des formes et des couleurs. Nous avons beaucoup ri, le temps de trouver nos places et de ne plus bouger. Il manquait Christophe Meyer, Jean Remlinger et Bernard Latuner. Pour ce dernier, Raymond-Émile Waydelich tenait un portrait (en partie caché) pour le représenter.

Frantisek Zvardon avait chargé son appareil, un Linhof, de fabrication munichoise, compagnon depuis vingt ans de sa vie de nomade. Mais il préféra, pour des raisons de lumière, se servir d’un appareil numérique : « Ne bougez pas », a-t-il dit. Nous avons obtempéré, retenant nos fous rires alimentés par les clowneries de Raymond-Émile Waydelich. Puis nous avons trinqué à cette coopération originale. L’ambiance était joyeuse et bon enfant. Chacun reprit sa route. Dans le soleil déclinant, les raies des vignes étaient encore animées de silhouettes et d’éclats de voix. Les vendanges allaient officiellement commencer le lendemain.

L’info en plus

Autoportrait Zvardon

Frantisek Zvardon photographié par sa compagne, Michèle Grosjean, en juin 2022, lors du reportage photos pour le livre Vendée (avec des textes de l’écrivain Yves Viollier) paru aux Éditions du Signe. « Nous avions loué un van et bivouaqué près de la commune de Mervent. C’était le matin, il y avait de grands arbres et une lumière très douce », dit-elle. Né le 20 juin 1949 à Petrvald (République Tchèque), il est mort le 21 novembre à Ittenheim, diplômé de la Grande École d’Art de photographie de Brno, était photographe, reporter, vidéaste. Il est l’auteur de 35 livres et en a illustré plus de 300. Il fut récompensé par 5 prix dont celui de l’Unesco (1976) et celui des Nations unies pour l’environnement (1996).

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